Influences tokhariennes sur la mythologie chinoise

by Serge Papillon

De nombreux indices d'une influence indo-européenne sur la civilisation chinoise sont à présents connus. Les études les plus probantes sont linguistiques : elles montrent que les Chinois ont emprunté du vocabulaire aux peuples indo-européens. Parmi ceux-ci, les principaux « suspects » sont les Iraniens et les Tokhariens, car ils ont vécu en Asie centrale, à proximité de la Chine. Les Tokhariens ont disparu aux alentours de l'an 1000 ; ils parlaient deux langues étroitement apparentées, le koutchéen ou « tokharien B » et l'agnéen ou « tokharien A ». Par exemple, E. D. Polivanov1 a remarqué dès 1916 que le chinois mi « miel », prononcé *mjit ou *mit en vieux chinois, peut s'expliquer par le koutchéen mit « miel ».

Des ressemblances entre les mythes ont également été remarquées, mais sur ce point, les recherches sont encore peu avancées. Ainsi, H. Maspéro a rapproché les travaux d'Héraclès des exploits accomplis par un héros chinois, l'archer Yi2. Bien sûr, Héraclès est un héros grec et l'on conçoit difficilement que les Grecs aient pu exercer une influence sur les Chinois, mais un héros semblable a très bien pu exister chez les Tokhariens, qui étaient linguistiquement assez proches des Grecs. Plus récemment, Justine T. Snow a attribué une origine indo-européenne à la déesse chinoise Zhinü (la Tisserande)3.

L'objet de cet article est de montrer qu'une part de la mythologie chinoise a une origine tokharienne. La tâche n'est pas facile, puisque l'on sait très peu de choses des Tokhariens. Elle n'est cependant pas impossible, car ce peuple a laissé quelques indices précieux. Si notre conclusion est exacte, elle implique que des Tokhariens ont été en contact étroit avec les Chinois, et ont même vécu en Chine. Un peuple appelé les Quanrong par les Chinois était probablement tokharien.

Ainsi que nous l'avons dit, les langues tokhariennes avaient des affinités particulières avec le grec. Elles en avaient surtout avec le germanique et le balto-slave, ce qui a poussé V. Georgiev a écrire que « the ancestors of the Germanic tribes, the Balto-Slavs, and the Tocharians formed a Northern IE dialect group which split from the common IE at a very early stage (probably during the 4th millenium BC) dissolved into Germanic-Balto-Slavic and Tocharian »4. Cette opinion a été reprise par B. Sergent, qui ajoute qu'après avoir vécu entre les Germains et les Balto-Slaves, les Tokhariens se sont trouvés en compagnie des Grecs5. Nous utiliserons donc en priorité les mythologies des Germains, des Balto-Slaves et des Grecs pour éclairer ce que l'on entrevoit de la mythologie tokharienne.

On doit à Emilia Masson d'avoir expliqué les textes hittites par des observations effectuées chez les Slaves des Balkans et chez les Valaques. Elle a mis en évidence d'étonnantes ressemblances entre les traditions toujours vivantes des Slaves et celles de Hittites, qui avaient vécu environ 3500 ans plus tôt.

On remarquera que les croyances communes aux Hittites et aux Tokhariens étaient certainement celles des Proto-Indo-Européens, puisque ce sont les Hittites qui ont quitté en premier leur territoire d'origine et qu'ils ont été suivis par les Tokhariens6.

1. Les Rong-Chiens (Quanrong).

Ce peuple était connu des Chinois depuis l'époque des Shang, vers -1200, et localisé à l'ouest et au nord-ouest de la Chine7. De caractère guerrier, les Rong-Chiens se livraient en Chine à de fréquentes incursions et déprédations. Cinq ans avant de renverser la dynastie des Shang, les Zhou ont remporté une victoire sur eux. Par la suite, ils ont entretenu des relations diplomatiques avec les Zhou. Quand un nouveau roi était intronisé, ils venaient à la cour pour participer aux sacrifices. Cependant, le roi Mu, qui a régné entre -1001 et -947 d'après les chroniques chinoises, voulut les attaquer. Il partit en campagne contre l'avis de son premier ministre Muofu et ramena quatre loups blancs et quatre cerfs blancs. Les relations avec les Rong-Chiens furent rompues. Muofu, duc de Zhai, les a présentés sous un jour favorable : ils étaient d'une nature honnête et vertueuse. Ce que le roi Mu leur reprochait était apparemment leur manque de soumission.

Les Annales sur bambou nous donnent des renseignements plus détaillés sur ce conflit. On y lit que durant la douzième année de son règne, Mu châtia les Rong-Chiens. Il y eut une deuxième expédition : « Pendant la dix-septième année, le roi partit à l'Ouest vers le Kunlun, il eut une entrevue avec Xiwangmu (la Reine-Mère d'Occident) ; puis cette même année, Xiwangmu vint à la cour pour rendre hommage au roi Mu. En automne, au cours du huitième mois, le roi alla vers le Nord, passa les Sables Mouvants et le mont Jiyu, il attaqua les Rong-Chiens, leur prit cinq rois ; il arriva jusqu'où les oiseaux bleus muent, puis Xiwangmu le retint ». Une partie de ce récit est mythique, mais il n'y a pas de raison de douter des informations relatives au conflit entre les Zhou et les Rong-Chiens. Ces évènements se sont déroulés au dixième siècle avant notre ère.

Le Mu tianzi zhuan, « Chronique du Fils du Ciel Mu », a transformé ces expéditions en un voyage amical. C'est une sorte de roman écrit entre -400 et -350. Son auteur, un Chinois anonyme, était un bon connaisseur de l'Asie centrale et des populations qui l'habitaient, mais les renseignements qu'il a donnés sur elles sont peu nombreux. Il connaissait par exemple la difficulté des voyages dans le désert et le moyen d'échapper à la déshydration. Ainsi, le roi Mu passa près de rivières asséchées, aux lits ensablés. « Au jour xinchou (le 444ème), le Fils du Ciel eut soif près de ces cours d'eau sablonneux. Il voulut boire, mais ne trouva rien. Un officier des sept escortes nommé Gao Benrong trancha le garrot d'un cheval de gauche du quadrige, il en recueillit du sang pur et en abreuva le Fils du Ciel ».

D'après le Mu tianzi zhuan, le roi Mu a été reçu deux fois par les Rong-Chiens, au huitième jour et au 645ème jour de son voyage. La deuxième fois, « Hu de la tribu des Rong-Chiens offrit un banquet au Fils du Ciel sur la rivière Lei. Alors, on lui offrit 46 excellents chevaux ; le Fils du Ciel chargea Kongya de recevoir ces présents. Sur une rive de la rivière Lei, quelques habitants lui fournirent des chiens, des chevaux, des bœufs et des moutons ». Les Rong-Chiens apparaissent ainsi comme des éleveurs.

Les Rong-Chiens participèrent au renversement de la dynastie des Zhou occidentaux, en -771. Ils prirent d'assaut la capitale, Hao, et tuèrent le roi You. La dynastie des Zhou parvint à se rétablir, mais elle dut installer sa nouvelle capitale plus à l'est, à Luoyi, sur la rivière Luo. Hao, pillée et détruite, n'était plus habitable.

On signale encore des Rong-Chiens vers -660, installés au nord de la rivière Wei. C'est dire qu'ils vivaient en plein cœur de l'empire des Zhou.

Le Shanhai jing les décrit en ces termes : « Au pays des Rong-Chiens, les gens ont l'aspect de chiens. Il y a là une jeune fille agenouillée qui présente à boire et à manger. Les chevaux pommelés y ont une robe blanche, une crinière rouge et des yeux semblables à des pépites d'or ».

La curieuse mention de cette jeune fille qui offre à boire et à manger s'explique par des banquets rituels qui devaient se dérouler ainsi : des hommes s'asseyaient par terre et une jeune fille agenouillée leur offrait de la boisson et de la nourriture. D'autres textes la mentionnent ; certains précisent qu'elle donne à manger aux chiens, d'autres qu'elle présente une coupe de jade8. Le repas commun, qui se déroulait uniquement entre hommes, jouait un rôle fondamental dans toutes les sociétés indo-européennes. Chez les Rong-Chiens, le service est effectué par une jeune fille. Il semble que l'on puisse trouver un témoignage d'une coutume semblable chez les Koutchéens : l'un des titres d'airs de musique koutchéenne qui ont été conservés est « La femme de jade fait circuler la coupe »9.

Une autre caractéristique relie les Rong-Chiens aux Koutchéens : la couleur blanche. Ils ont en effet pour ancêtre un chien blanc hermaphrodite ou un couple de chiens blancs jumeaux10. Quand le roi Mu les a attaqués, il a ramené quatre loups blancs et quatre cerfs blancs, information qui a évidemment une signification symbolique. Les Chinois attribuaient le nom de famille Bai « Blanc » aux souverains koutchéens et l'on connaît un musicien koutchéen que les Chinois appelaient Bai Mingda. Il a vécu en Chine à la fin des Sui et au début des Tang11. Il se trouve que les Chinois avaient pour habitude de donner aux étrangers comme « nom de famille » celui de leur pays, ou une syllabe extraite de celui-ci. Au Gansu, les Agnéens étaient connus sous le nom de Long « Dragon ». Dans les annales chinoises, Long a toujours été le « nom de famille » attribué aux souverains agnéens12. On peut donc admettre que les Koutchéens étaient des « Blancs ».

A ce sujet, il importe d'apporter une précision. Dans des textes agnéens, il est question d'un pays appelé ārśi ype, d'une langue ārśi, ainsi que d'airs de musique portant le qualificatif ārśi 13. Ce terme paraît se comporter comme un thème nu, sans flexion (à part un génitif pluriel ārśiśśi), ce qui a poussé certains auteurs à supposer qu'il était d'origine étrangère. H. Bailey l'a fait provenir du sanskrit ārya, par l'intermédiaire d'un mot iranien *ārśa. Le pays ārśi (ārśi ype) serait donc l'Inde et la langue ārśi serait le sanskrit. D. Q. Adams a modifié son hypothèse, en remarquant que ārśiśśi est clairement opposé à un terme qui signifie « croyant laïc  ». Selon lui, l'agnéen « āi is correctly taken to mean to be ¡§ordained beggar monk¡¨(as a noun) and ¡§Aryan¡¨ (as an adjective) and to be from a Prakrit descendant (via some Iranian langage) of BHS ārya- » 14. Mais il n'est pas très satisfaisant de donner des significations différentes à un substantif et à son adjectif dérivé, et l'intermédiaire iranien *ārśa n'est pas attesté.

On peut remarquer que, dans le bouddhisme ancien, les laïcs ordinaires suivent cinq préceptes et qu'il existe une catégorie de laïcs qui suivent dix préceptes et s'habillent en blanc. Il est alors permis de traduire ārśi par « blanc » et de donner deux significations à ce terme : il s'applique d'une part à un pays, d'autre part à ces laïcs pieux. Plus précisément, on peut expliquer ce terme par un tokharien commun *ārśe provenant de l'indo-européen commun *h2erg-ēn. Ce *ārśe est un substantif appliqué à des personnes animées, dont l'adjectif dérivé serait *ārśiye. Ce dernier terme est devenu ārśi en agnéen, d'où la mention d'un pays ārśi et d'airs de musique ārśi. Le substantif *ārśe est devenu ārśe en koutchéen, terme attesté, et *ārś en agnéen. Le génitif pluriel de *ārś est ārśäśśi, mais le contexte palatal a transformé le ä en un i.

Ainsi, l'expression agnéenne ārśi ype se traduit par « pays blanc ». Ici, il y a une erreur à ne pas faire : croire que parce qu'elle se trouve dans un texte agnéen, elle s'applique forcément au royaume agnéen. Les données chinoises incitent à voir en elle la désignation agnéenne du royaume koutchéen. Ce pays ayant un intense rayonnement culturel dans tout le bassin du Tarim, et même au-delà, il serait tout à fait compréhensible d'en trouver des mentions dans les textes agnéens. Ces documents nous apprennent que les Agnéens connaissaient des airs de musique ārśi, c'est-à-dire koutchéens. Pour qui connaît l'extraordinaire expansion de la musique koutchéenne, cela n'a rien de surprenant.

Quand on a admis cela, on est contraint d'expliquer le nom des Koutchéens par la racine indo-européenne *kwit-, qui se traduit par « blanc ». Le Shanhai jing mentionne un peuple qui s'appelait les Blancs (Bai)15. Sans nul doute, il s'agit des Koutchéens.

La localisation des Rong-Chiens, dans les déserts de l'actuelle Chine occidentale, fournit un troisième argument pour les considérer comme les ancêtres des Koutchéens. Ce peuple aurait donc vécu dans le bassin du Tarim (et peut-être le Gansu) au moins depuis l'époque des Shang. Ils ont dû entrer en contact avec les Chinois, dans le bassin du Fleuve Jaune, sous cette dynastie. Ils sont fréquemment mentionnés dans les inscriptions sur os et plastrons de tortue.

On peut trouver un quatrième argument. En chinois, il existe deux mots pour désigner les chiens : quan et kou. Le premier était approximativement prononcé *khiwen en vieux chinois. Selon V. H. Mair, ils sont tous les deux susceptibles de provenir du tokharien, le second à une date plus tardive que le premier16. On peut aussi expliquer respectivement quan et kou par l'accusatif kwem (prononcé kwen) et le nominatif ku de la désignation koutchéenne du chien. L'accusatif provient régulièrement de l'indo-européen commun *kwon-m, devenu *kwen(än) en tokharien commun, avec un passage de *o à *e propre au tokharien. Le nominatif provient de l'indo-européen commun *kwōn, le *ō devenant *ū en syllabe finale avant un *w. Ainsi, dans la désignation chinoise des Rong-Chiens, Quanrong, il y aurait (au moins) un terme d'origine tokharienne !

On peut très bien penser que les Chinois ont pris aux Rong-Chiens leur désignation du chien parce que, pour ces derniers, cet animal était d'une importance fondamentale.

Sur le site de Djoumboulak Koum, à l'ouest du Taklamakan, se trouvent des vestiges d'un royaume sédentaire où l'on pratiquait l'agriculture irriguée17. Ils sont datés de -500. Les femmes portaient des jupes, comme les Koutchéennes, et des coiffes à hautes pointes verticales. Leurs jupes étaient décorées par des larges bandes de couleur horizontales. De manière remarquable, un costume similaire a été porté dans les environs de Tourfan. On a trouvé un chapeau de feutre qui n'avait pas moins de soixante centimètres de haut18. Chez les Saces, c'étaient les hommes qui portaient des chapeaux pointus. Si l'on accepte le principe que chaque costume est représentatif d'une ethnie, on en déduit que les gens de Djoumboulak Koum étaient apparentés aux Tourfanais, or à Tourfan, on parlait le koutchéen. Nous ne pouvons pas justifier cette affirmation dans la présente étude. Signalons simplement que c'est aussi l'opinion de Ma Yong et Sun Yutang19.

Un cabochon en alliage cuivreux, représentant un dragon, a été trouvé sur le site de Djoumboulak Koum. Il a une tête de canidé. C'est peut-être une simple production de l'art animalier, qui était connu de ce peuple. Mais il se peut aussi que ce cabochon ait une signification plus profonde. Un peuple de la Chine du Sud, les Yao, s'est donné un chien-dragon comme ancêtre20. Il peut sembler déplacé de parler ici des Yao, mais nous mettrons en évidence un lien assez surprenant entre les Tokhariens et les peuples de la Chine méridionale.

Les Agnéens constituaient une enclave de tokharien A entre Koutcha et Tourfan (dans la région de Karachahr), ce qui s'explique bien s'ils étaient des immigrés. Selon un texte chinois découvert à Dunhuang et daté de 966, leur royaume était yuezhi21. Les Yuezhi étaient des nomades vivant dans l'ouest du Gansu. Ils avaient bâti un empire détruit par les Xiongnu au deuxième siècle avant notre ère. On peut donc admettre que les Agnéens étaient des Yuezhi installés dans la région de Karachahr après leur défaite. Sur les peintures koutchéennes, les femmes portent toutes des jupes ou des robes, alors qu'au troisième siècle, les Agnéennes portaient des pantalons22. Ce doit être un souvenir de l'époque où les Agnéens étaient nomades. Il semble ainsi qu'avant la destruction de l'empire yuezhi, sans doute durant une grande partie du premier millénaire avant notre ère, on parlait le koutchéen dans une vaste zone continue du bassin du Tarim. Pour les Chinois, ce devait être tous les locuteurs de cette langue qui étaient qualifiés de Rong-Chiens.

Notes

  1. Cité par Lubotsky, 1998, p. 379.
  2. Maspéro, 1985, p. 25.
  3. « The Spider's Web. Goddesses of Light and Loom : Examining the Evidence for the Indo-European Origin of Two Ancient Chinese Deities », Sino-Platonic Papers, 118, June 2002.
  4. V. Georgiev, Introduction to the History of the Indo-European Languages, Sofia, House of the Bulgarian Academy of Sciences, 1981, pp. 281-297.
  5. Sergent, 1995, p. 113.
  6. Sergent, 1995, p. 408.
  7. Mair, 1998, pp. 10-12
  8. Mathieu, 1989, p. 150.
  9. Lévi, 1913, p. 351.
  10. Mair, 1998, p. 11.
  11. Lévi, 1913, p. 349.
  12. Lévi, 1933, p. 9.
  13. Ibid., p. 6.
  14. Adams, 1999, p. 53.
  15. Mallory et Mair, 2000, p. 55.
  16. Ibid., p. 23.
  17. C. Debaine-Francfort, « Les oasis retrouvées de Keriya », Archéologia n¢X375, février 2001, p. 16-29.
  18. Mallory et Mair, 2000, p. 220.
  19. History of Civilizations of Central Asia, Vol. II, UNESCO Publishing, Paris, 1996, p. 238.
  20. Porée-Maspéro, 1969, p. 514. Cet auteur ajoute que le chien est classé dans la même catégorie que le nāga.
  21. Mallory et Mair, 2000, p. 334.
  22. Lévi, 1933, p. 10.